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Rétrospective historique sur le rock identitaire : Fraction et son “métal hargneux intelligemment politisé”
19 octobre 2019
par Fraction
Fraction. Rock radical depuis 1994

Paru dans Jeune Résistance n°26 (printemps 2002)

Dans le numéro 26 de Jeune Résistance (printemps 2002), Pierre Even signe un article très intéressant intitulé “Le rock identitaire, une histoire de pâles voyous“. L’auteur propose ainsi une rétrospective passionnante – des années 60 à nos jours – sur l’histoire du rock qui est, par essence, identitaire.
Au moment où il aborde les années 90, Pierre Even écrit que Vae Victis et Fraction sont “les deux piliers qui encadrent le portail du rock identitaire français”.


Extrait :

L’exemple à suivre est Ultima Thule, devenu en Suède un groupe star sans faire oublier d’où il vient, sans le dire non plus. Sonne l’heure du « rock identitaire »: l’expression est de Vae Victis, qui fait sensation en 1995 en sortant un album d’une surprenante richesse, fait pour ratisser large, y compris les amateurs de folk médiéval. Parallèlement, Fraction évolue vers un métal hargneux intelligemment politisé. Sont ainsi posés les deux piliers qui encadrent le portail du rock identitaire français, bienvenue dans la maison RIF ! (le sigle apparaît fin 1997). Elle abrite In Memoriam, Elendil, intègre les électrons libres d’Aion, d’autres encore, jusqu’aux TroubleMakers québecois.

Découvrez ci-dessous l’article intégral :

Identitaire, le rock l’est depuis qu’il existe. Le fait a été détecté très tôt par le chroniqueur d’une revue française de jazz qui (vers 1956) qui l’a qualifié comme une « musique de voyous blancs », perversion des hautes valeurs culturelles du blues.

D’abord fondamentalement américain, il s’enracine en Europe à partir de 1960-61 : le temps des miracles économiques, et aussi celui de la fin de la décolonisation. L’émergence soudaine de Johnny Hallyday (aussi déplorables soient ses premiers enregistrements) marque une rupture radicale avec la musique de variétés et de danse de la fin des années 50, dominée par les rythmes afro-cubains. Dans une interview donnée en 1972 à Rock & Folk, Alan Stivell remarque à juste titre que c’est le rock qui a permis aux Européens de renouer avec leurs racines musicales en évacuant l’exotisme jazz-cha-cha-rumba-calypso qui sévissait auparavant.

Contrairement à une représentation forgée après coup, ce premier rock européen est marqué à droite. Trop même. Conservateur il est, volontiers petit-bourgeois. La presse communiste le dénonce avec hargne, le gauchisme universitaire y voit une manipulation capitaliste. Hallyday est l’idole des « blousons noirs » engagés alors dans les premières bagarres avec les Maghrébins des quartiers Nord de Paris, une rumeur insistante affirme qu’il fréquentait des militants de Jeune Nation dans le quartier de la Trinité.

Dès 1965 se fait sentir aux USA une gauchisation du rock – Bob Dylan, dope et hippies. Les Beatles ont beau importer ces tendances, ils restent ressentis comme l’incarnation du particularisme britannique. A Londres, les Who touchent dans le mille en hurlant la révolte individuelle et sociale tout en se parant de l’emblème national. Ils inaugurent aussi le port des Doc Marten’s. A propos, c’est le moment où apparaissent les tout premiers skinheads.

En France, le rock est radicalement absent de mai 68 (si un groupe avait apporté ses amplis à la Sorbonne il se serait pris des pavés). Les gauchistes en sont encore à Léo Ferré, au free-jazz connoté aux émeutiers afro-américains, et à l’accordéon pour essayer de rejouer le Front Pop’ de 1936.

Dans la période qui suit, le rock devient une grosse affaire sophistiquée, commercialisée, mondialisée. Musicalement il se passe des choses intéressantes, l’envol du heavy-metal, du progressif, du folk-rock, mais tout cela baigne dans une atmosphère émolliente de cannabis et de bons sentiments. Le show-business va bientôt s’employer à promouvoir des produits tropicaux, la salsa et le reggae.

En réaction, la vague punk va régner pour un septennat, de 1975 à 1982. Retour à la case départ. Les Sex Pistols se proclament anarchistes ? A provoc, provoc et demi, des proclamations politiques encore plus abruptes se font entendre. A Paris, en 1976-77, le quartier des Halles se trouve couvert de bombages associant le mot « Punk » à la croix celtique. A Londres, Siouxsie lance la svastika comme objet culte. Le street-punk dérive vers un embranchement qui ne va pas tarder à s’appeler : oi!. Lequel trouve un écho particulier dans une fraction de la jeunesse britannique qui adhère à la musique punk mais réprouve le look décadent qu’y associent les médias. Les « voyous blancs » sont de retour.

Le système a appris comment gérer ça. Il lance, dans la continuité des concerts caritatifs qui sont la plaie des années 70, l’organisation « Rock Against Racism ». Certains refusent de s’enrôler sous cette bannière : le mouvement « Rock Against Communism » est né, et le genre qui va avec. On est en 1977, année charnière entre toutes.

Dans toute l’Europe, la gauche post-soixanthuitarde tente la même appropriation totale de l’espace rock, avec une lourdeur et un dogmatisme sans précédent. Résultat : apparaissent simultanément dans plusieurs pays du continent des scènes rock nationalistes. Les premiers concerts ont lieu, des disques sont publiés (Ragnaröck en Allemagne, Janus en Italie, Jack Marchal en France). Les styles sont encore mal fixés (Janus, par exemple, fait le grand écart entre punk, néo-classique et folk celtique), mais cette première floraison spontanée est unie dans la volonté de créer un underground national-révolutionnaire.

Par la suite, dans les premières années 80, les évolutions vont diverger dans chaque pays. Les Italiens, qui disposent d’une riche scène folk, privilégient la qualité du son et des textes. Les Français, toujours aussi dispersés, voient poindre des formations new-wave électronique (Force de Frappe, groupe culte tôt disparu), un chanteur rétro comme Dr Merlin, et se prennent d’affection pour l’image ambiguë véhiculée par les Slovènes de Laibach. En Grande-Bretagne, Skrewdriver entre dans la légende en relançant la vague RAC, qui se propage à l’Allemagne puis au reste du continent.

Vers 1984 la scène européenne est réunifiée pour dix ans sous le signe du RAC. Son emprise reste d’abord cantonnée à des franges marginales, mais c’est dans cet espace restreint que vont fermenter des phénomènes appelés à un certain retentissement.
Cette scène réussit à faire passer des idées grâce à la musique (au lieu de l’inverse) : c’est la première fois que cela arrive. Les médias s’émeuvent, lancent le serpent de mer des affreux nazis contagieux – ce qui ne fait qu’accroître leur nombre. De confidentielles qu’elles étaient, les Doc Marten’s deviennent les chaussures de tout le monde. Les gauches sont tellement jaloux d’être doublés sur le terrain des modes qu’ils mettent en circulation leurs RedSkins.
De ses racines oï le RAC a gardé la simplicité. C’est la musique que presque n’importe qui peut jouer, ce qui lui donne le caractère d’un authentique folklore urbain. Elle est festive, faite pour le live, sans quoi ce ne serait pas du rock. On peut facilement s’identifier aux musiciens des groupes, vouloir faire comme eux. Mais dix ans de redites, c’est long, on peut avoir envie d’aller plus loin.

Vers 1993-94, le RAC atteint son apogée, porté par dix ans de maturation et aussi par divers événements (la réunification allemande, le rap subventionné obligatoire), à tel point qu’il déteint sur des milieux qui lui sont extérieurs — le regain de faveur du street-punk et du style mod lui sont en partie imputables. Mais c’est alors que se fait sentir chez beaucoup de musiciens le besoin de renouveler les thèmes et les genres, d’enrichir le contenu et la qualité, d’optimiser la présentation.

L’exemple à suivre est Ultima Thule, devenu en Suède un groupe star sans faire oublier d’où il vient, sans le dire non plus. Sonne l’heure du « rock identitaire »: l’expression est de Vae Victis, qui fait sensation en 1995 en sortant un album d’une surprenante richesse, fait pour ratisser large, y compris les amateurs de folk médiéval. Parallèlement, Fraction évolue vers un métal hargneux intelligemment politisé. Sont ainsi posés les deux piliers qui encadrent le portail du rock identitaire français, bienvenue dans la maison RIF ! (le sigle apparaît fin 1997). Elle abrite In Memoriam, Elendil, intègre les électrons libres d’Aion, d’autres encore, jusqu’aux TroubleMakers québecois.

Le reste est supposé connu du lecteur. L’audience du RIF culmine en 1998, se concrétise par l’apparition de labels qui lui sont propres. Les styles pratiqués ont gagné en sophistication, se sont diversifiés jusqu’à intégrer des éléments extérieurs au rock nonobstant quoi il existe désormais, à en croire les camarades étrangers, un « son français » immédiatement identifiable. Ce rock présente en effet une spécificité forte, de même d’ailleurs que ses équivalents italiens, allemands, espagnols, qui tous creusent leurs différences en quoi ils sont effectivement identitaires. Autre point positif, ce rock a cessé de s’inscrire dans les courants généraux des modes musicales. Reflet de la communautarisation de la société, il a pris sa totale autonomie.

Tout va bien ? Non. Il est clair que le genre commence à s’épuiser, que la vague RIF est en panne de relève. Sept ans, c’est la durée normale d’une mode dans le rock.

Suite de l’histoire ? Il y en aura une. Faites confiance aux “voyous blancs” !
Ils n’ont pas dit leur dernier mot. Ils ne le diront jamais.

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